Dans l’univers de Lumon Industries, la dissociation entre vie privée et professionnelle devient un cauchemar corporatiste. Apple TV+ propose avec Severance, une œuvre de science-fiction audacieuse, intelligemment écrite, brillamment réalisée et portée par une distribution exceptionnelle.
Dès les premiers épisodes, Severance intrigue par son concept : chez Lumon Industries, des employés acceptent de subir une procédure qui scinde leur mémoire en deux. Une puce implantée dans leur cerveau fait en sorte que lorsqu’ils franchissent la porte de leur bureau, ils deviennent une version « intérieure » d’eux-mêmes – des Inners – qui n’ont aucun souvenir de leur vie personnelle. Une fois la journée terminée, c’est au tour de la version « extérieure » – les Outers – de reprendre le contrôle, sans souvenir de leur travail. Un monde hermétique, absurde et terriblement efficace, qui interroge immédiatement sur les dérives de l’ultra-productivité et de l’effacement de soi dans les environnements professionnels modernes.

Une ambiance glaçante servie par une direction artistique exceptionnelle
Ce qui frappe d’abord dans Severance, c’est son esthétique. Couloirs stériles, mobilier rétro-futuriste, silences oppressants et lumière brute : tout concourt à créer un sentiment de malaise. La mise en scène de Ben Stiller (oui, Ben Stiller), aussi à l’aise dans la comédie que dans cette dystopie psychologique, est d’une précision chirurgicale. Il parvient à tordre le réel sans jamais basculer dans le surréalisme gratuit, en ancrant son propos dans des décors et des dynamiques qui, bien que déformées, restent reconnaissables.
L’écriture, sobre et tendue, joue avec nos attentes. Les dialogues sont parfois absurdes, souvent chargés d’un double sens tragique. L’enfer de Lumon n’est pas spectaculaire : il est neutre, codifié et déshumanisé. Tout pour vous soyez rivés devant votre écran, inconfortablement assis, sans réelement vous en rendre compte.

Des personnages riches, portés par un casting remarquable
Au cœur de cette mécanique bien huilée, on retrouve Mark Scout, incarné avec une belle retenue par Adam Scott. Endeuillé dans sa vie extérieure, Mark devient, dans les murs de Lumon, un leader passif mais curieux, qui va peu à peu remettre en question le système. Autour de lui gravitent d’autres collègues aussi mystérieux qu’attachants : Dylan (Zach Cherry), Irving (John Turturro) et Helly R. (Britt Lower), tous livrant des performances nuancées et bouleversantes.
Mention spéciale à John Turturro, dont la fragilité sous-jacente éclaire plusieurs moments-clés de la série, et à Britt Lower, dont l’arc narratif explore avec une grande finesse les tensions entre révolte et résignation.
Mais s’il y a un acteur dont la performance mérite d’être soulignée avec force, c’est Tramell Tillman, dans le rôle de Seth Milchick. En tant que surveillant principal des Inners, Milchick incarne une figure d’autorité glaçante. Derrière son sourire forcé, ses costumes impeccables et ses faux airs de mentor, Tillman distille une intensité troublante. Il oscille constamment entre zèle professionnel, brutalité feutrée et emportements incontrôlés. Sa performance est magnétique, révélant un personnage à la lisière entre dictature douce et folie humaine. Rarement une figure de contrôle n’aura été aussi fascinante et inquiétante à la fois.

Une saison 2 plus intime et politique
La deuxième saison de Severance poursuit l’exploration de cet univers en élargissant les enjeux. Sans trop en dévoiler, disons qu’elle plonge plus profondément dans les ramifications de Lumon, ses origines quasi religieuses, et les conséquences de la dissociation sur les relations humaines. Les « Inners » commencent à vouloir comprendre qui sont leurs « Outers« , brisant le mur qui les sépare. Les émotions s’intensifient, tout comme les révélations.
La série continue également d’offrir un regard acéré sur le pouvoir, la manipulation psychologique, et l’instrumentalisation de l’identité au profit de structures qui échappent à tout contrôle moral. Le récit gagne en intensité sans jamais sacrifier sa cohérence ou son esthétique.

Un objet télévisuel rare, entre Matrix et Inception
Difficile de ne pas penser à Inception ou Matrix en regardant Severance. Les thématiques du contrôle mental, de la construction de l’identité et du réveil à une autre réalité y sont présentes. Pourtant, la série parvient à forger une voix propre, un ADN unique. Elle ne cherche pas à impressionner par des effets spéciaux, mais par une atmosphère, une tension psychologique et une lente montée de la révolte.
C’est un véritable coup de cœur pour moi. Peu de séries ont su aussi brillamment allier science-fiction, drame humain, thriller corporatif et satire sociale. Severance est un produit rare, soigné, puissant et intelligent. Il nous fait réfléchir tout en nous tenant en haleine. On ne regarde pas Severance, on y pénètre sans jamais vraiment en ressortir.

Pour écouter la série, c’est ici.

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